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Anne Jallais

Du geste de peindre aux franges du visible, Chrystelle Desbordes pour Papiers Libres, 2006

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CB : Tu cites Brice Marden : « Le dessin c’est la grâce, la peinture c’est la force ». Qu’est-ce qui t’intéresse plus précisément dans son travail ?

AJ : Marden, en effet, m’épate beaucoup, avec peu d’artifice, car sa peinture équivaut au déroulement d’un fil, d’un écheveau ininterrompu, d’un geste continu et rythmé, presque musical. J’y vois une empreinte corporelle, et c’est ce qui me fascine aussi chez Pollock : le trait-tâche, cette fois discontinu, s’accumule, à un autre rythme et sans illusion de profondeur mais propose une expérience physique aussi visible qu’informelle. J’y vois un lien avec mon travail, dans le fil qui se boucle et s’enroule par un geste continu, dans un espace discontinu, et où dessin et peinture seraient indissociables.

CB : Dans « des rencontres », je vois en fait beaucoup de choses; je pense spontanément aux Otages de Fautrier (passage fond/forme – la matière « en moins »), à certains Sam Francis à cause de la fluidité (la série des Blue Balls qui serait ici comme « passées derrière »), ou encore, à Rothko.

AJ : Fautrier ne m’est pas familier, quant à Sam Francis et Rothko, c’est la fraîcheur que je retiendrais chez Francis, la transparence de ses « jus », et certains aspects « teinture » plus que « peinture » chez Rothko – la diffusion, comme en suspension.

CD : Tu parles de « toiles à matelas », ce qui, du coup, rappelle Support/Surface…

AJ : Oui je m’y suis intéressée, notamment pour les manipulations de tressage, nouage, pliage, « effilochages », bref tout ce qui parlait armure, trame et autonomie du tissu (l’art textile était le sujet de ma maîtrise d’Histoire de l’Art). La réactivité de la toile m’est nécessaire et j’aime qu’elle soit tendue : résistante au geste, vivante. Et pour une raison pratique, j’alterne ainsi plus facilement l’action frontale et le déplacement au sol.

CD : En même temps, je vois dans cet indéterminé quasi magique des moyens de la peinture des déchirures qui affleurent le secret de la vie, entre « silence rythmé » par les couleurs fluidifiées, effacement latent des « choses », souffle vitaliste et souffrance charnelle – elle aussi latente…

AJ : « Souffrance charnelle » : je pense immédiatement à De Kooning que j’ai tellement admiré et regardé inlassablement quand je commençais à peindre…

CB : Ces réflexions me donnent envie de te demander ce que représente pour toi le repentir en peinture ? Comment le définirais-tu au sein de ta démarche ?

AJ : J’ai toujours pratiqué de front la peinture « immédiate » d’un côté et, d’un autre, le recouvrement par transparence, avec une onctuosité et une « graisse » toute relative. Ce film « laiteux » est écarté dans la série « des rencontres » concentrée sur l’eau, le fluide, davantage que sur la graisse. Je pense que le repentir s’utilise comme un trampoline, en rebonds, exactement comme la liquidité permet au trait vertical de se démultiplier, d’en créer d’autres, inattendus : le repentir devient un outil jubilatoire de connaissance dans la mesure où effacer permettrait d’affirmer, recouvrir permettrait de découvrir, masquer en partie et superposer les formes comme on construirait un discours, de façon empirique.

CD : Te semble –t-il possible de parler d’une « peinture féminine » ?

AJ : Je trouve drôle que tu me parles de secret de la vie et ensuite de peinture féminine. Oui, non, je ne sais pas,… Une peinture féminine serait, par définition, différente d’une peinture masculine ? Je suis allée cet été à Londres et à l’exposition de Rebecca Horn (Hayward gallery), j’ai pu voir une série de dessins des années 1988 à 2004; mais aussi, dans le catalogue feuilleté plus tard, quelques dessins de 1965-1968 – des figures féminines à corsets. La thématique m’est particulièrement familière car le corps et son enveloppe font clairement partie de mes préoccupations mais, ce qui m’a aussi frappée, c’est la facture, l’aspect très proche des études de De Kooning… Je m’éloigne un peu de la question mais j’aurais envie d’y réfléchir davantage.

CD : Que signifie pour toi le critère d’originalité pour la création en général et la peinture en particulier ?

AJ : La nouveauté, à travers un critère de ruse, d’astuce, de beau, de laid, de fort, d’impossible… ?L’originalité serait ce qui m’apparaît évident dans son « incompréhensibilité »,… une sorte d’intrus devenant nécessaire, indispensable.

CD : Dans cette série, il me semble que tu « tiens » quelque chose qui était en germe dans tes peintures antérieures, tu as trouvé ce que tu cherchais : une relation à la fois intime et cultivée du peintre avec son moyen d’expression, au-delà des polémiques abstraction/figuration et des bruits anti-formalistes d’un certain art contemporain. Que penses-tu d’ailleurs de ce mythe du « retour à la peinture » dans l’actualité ?Et quels sont les « jeunes » peintres qui, aujourd’hui, t’intéressent ?

AJ : Il y a eu « la mort de l’art » avant l’annonce d’une mort de le peinture. Je n’aime pas beaucoup l’expression « retour à » comme un cycle fatal qui finirait (ou qui re-commencerait ?) Le regard sur la peinture – sortie du purgatoire – change peut-être. Concernant de jeunes peintres, je pense aux propositions de la Saatchi Gallery par exemple ; mais aussi à de moins jeunes comme Artschwager : j’aime l’incroyable effet de son économie d’effets (!), notamment dans les travaux présentés au domaine de Kerguéhennec en 2003.

CD : J’aime ta façon de résoudre les questions posées au peintre car il me semble que tu es dans l’essentiel, qu’existe dans ton travail ce fil sibyllin qui relie l’artiste au monde, même si ta peinture n’est pas politique.

AJ : Déployer une disponibilité à l’acte me paraît, en effet, une attitude plus philosophique que politique…

CD : L’on pourrait songer à Merleau-Ponty affirmant : « Le peintre, quel qu’il soit, pendant qu’il peint, pratique une théorie magique de la vision; »…

AJ : Je parlerais alors d’image « révélée » au sens photographique du mot, une image saisie, instantanée, par la rencontre immédiate d’un avant et d’un après… Une expérience du furtif…

 

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